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TROLLEYBUS NOUVELLE ORLEANS

Trolley,-New-Orleans,-1955,-Robert-FRANK

Robert Frank

1955

En 1955 Robert Frank obtient une bourse de la fondation Guggenheim grâce à l’appui des photographes Walker Evans et d’Edward Steichen. Grâce à cette bourse, il va acheter un vieux Leica et parcourir les États-Unis entre 1955 et 1956, souvent seul et parfois avec femme et enfants, au volant d’une vieille voiture Ford d’occasion,  il empruntera toutes les routes dont la mythique Route 66. Cette traversée de Robert Frank contribuera au « mouvement Beat », 

"Je traverse les Etats. Pendant un an. 500 rouleaux de film. Je vais dans les bureaux de poste, les Woolworths, les magasins à 10 cents, les gares routières. Je dors dans des petits hôtels pas chers. Vers 7 heures du matin, je vais au bar du coin. Je travaille tout le temps. Je parle peu. J’essaye de ne pas être vu. Un jour dans l’Arkansas, les flics m’arrêtent. - Quest-ce que vous faites là? - Je suis un boursier Guggenheim. - C’est qui Guggenheim? J’ai passé trois jours en prison. L’angoisse. Une autre fois dans le Sud, un type arrive avec un grand chapeau. Même question. Je dis : « Je regarde, je voyage dans le pays. » Il sort une grosse montre de sa poche et me dit : « Je suis le Sherif, je vous donne une heure pour quitter la ville. » On croit que ça n’arrive qu’au cinéma"

Robert Frank

Métaphoriquement, l’ensemble des fenêtres supérieures du trolleybus renvoie à la pellicule photo 24 x 36. Ces fenêtres reflètent un hors-champ (situé derrière le photographe), qu’en tant que spectateurs nous ne pouvons clairement identifier, car il est flou. Les déformations engendrées par l’irrégularité du verre composent une série d’images proches de l’expressionnisme abstrait du début des années 1950. Ce sont des bribes inintelligibles d’un paysage urbain fantomatique coincées aléatoirement dans une série de cadres de formes rectangulaires ou approximativement carrés. On pense reconnaître du bâti ou de l’humain mais rien n’est clair. On y voit tout ce que l’on veut bien y voir, tout en n’y voyant finalement rien. C’est peut être dans ces interstices et ses bordures discrets qui conjuguent rapport au temps et questionnement du réel, que réside l’essence même de la photographie.

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Jeux de regards, le cadre dans le cadre, une composition en frise...

Avant 1956, certains Etats du Sud des Etats-Unis pratiquent encore la ségrégation raciale. Dans les bus, les quatre premiers rangs sont réservés aux Blancs. Les Noirs, qui représentent trois quarts des utilisateurs, doivent s'asseoir à l'arrière du bus. Ils peuvent néanmoins utiliser la zone centrale, jusqu'à ce que des Blancs en aient besoin ; ils doivent alors soit céder leur place et aller vers le fond, soit quitter le bus. « Le bus fut un des premiers éléments par lesquels je réalisais qu'il y avait un monde pour les Noirs et un monde pour les Blancs. » Rosa Park

 

La composition en frise met en scène, de manière plus ou moins lisible, neuf personnages. Six au premier plan, trois au second ou à l’arrière-plan (cinq personnes de race blanche, quatre personnes de race noire, sept adultes, deux enfants). Sur ces neuf personnages, quatre regardent en direction du photographe. Sachant que Robert Frank avait recours à des films rapides, on ne peut savoir avec certitude si le Trolleybus est en marche ou à l’arrêt. Mais si l’on émet l’hypothèse qu’il est à l’arrêt, (ce qui semble plus plausible) on peut imaginer que Robert Frank a effectué plusieurs clichés de la même scène et qu’une fois la pellicule développée, il a sélectionné méticuleusement l’instantané qui lui semblait le plus « juste » pour illustrer son propos (n’oublions pas qu’il s’agit d’un gigantesque portrait de la société américaine de la fin des années cinquante). Et ce propos est absolument terrible à plusieurs niveaux : tous les humains sont coincés dans des cases ouvertes à bordures blanches, fenêtres guillotines plus ou moins relevées, voire fermées, tous regardent quelque chose, mais ils ne se regardent pas entre eux... Nous les regardons, certains nous regardent mais aucun dialogue construit ne s’établit, pas de paroles, aucun son, juste le silence de l’enfermement... Le constat est absolument glacial, au-delà de la ségrégation, il est question ici de l’incommunicabilité entre les hommes qu’ils soient ou non de la même race...

 

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La frontalité, la saturation de l’espace Dans cette photographie, il n’y a pratiquement aucun espace urbain visible, hormis celui qui se trouve à l’arrière-plan du bus, dans la profondeur de champ, à travers les vitres ouvertes. L’espace est plein, contraint par le cadre et contenu dans les cadres. Rien ne déborde. Cette saturation, (accentuée par la frontalité de la prise de vue et la légère contre-plongée), agit comme un obstacle infranchissable qui maintient à distance le spectateur et l’oblige à rester devant le miroir… au « pied » de l’image. Il y a donc dans ce cliché une analogie qui, implicitement, fait référence aux retables de la peinture religieuse (du XIème au XVIIème siècle) ou aux portraits en trompe-l’œil. On pourrait décliner la liste des analogons picturaux de la manière suivante : • La frise des fenêtres supérieures renvoie aux prédelles des retables • Les portraits des personnages répondent à certains codes de la peinture classique ( importance du cadre, en buste, face, profil, trois-quarts, effets de trompe-l’œil avec les mains sortant du cadre…) • Le spectateur de l’œuvre est maintenu symboliquement à distance par la dimension sacrée de l’œuvre L’universalité de cette image (que l’on retrouve sur la couverture du livre, ce n’est pas un hasard…) s’articule donc autour de ces analogons picturaux auxquels viennent s’ajouter une critique virulente de la discrimination raciale ainsi qu’un constat plus large reposant sur l’incommunicabilité entre les hommes.

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 Ces photographies du voyage de Frank (au nombre définitif de 83 sélectionnées à partir d’un corpus d’environ 23 000) furent d’abord publiées à Paris par Robert Delpire en 1958 sous le titre Les Américains, accompagnées de divers textes sur les États Unis par plusieurs écrivains français renommés. Delpire, qui avait déjà publié Frank quelques années auparavant dans sa revue pour médecins, Neuf,

 En 1959, Grove Press accepte enfin de publier The Americans, première version enfin américaine de l’œuvre après les refus essuyés en 1957 et 1958. Les images sont alors accompagnées d’une introduction d’un jeune auteur, une des figures mythiques de la Beat Generation, Jack Kerouac. Kerouac venait alors de publier la première version de On the Road (1951), livre devenu depuis mythique surtout après sa republication (en version édulcorée) en 1957. Les parallèles ne manquent pas entre On the Road et The Americans ; Kerouac et Frank se connaissent alors très bien.
 The Americans fut très mal reçu dans l’Amérique prospère et réactionnaire des années 1950, une Amérique aux prises avec la guerre froide, le Mc Carthyisme et la Red Scare (la peur des rouges). Même Minor White, alors rédacteur en chef et co-fondateur de la revue Aperture, l’écorcha essentiellement d’un point de vue technique : images au 35 mm (Leica) dans une Amérique qui, jusqu’en 1959(3), ne jure que par le format 4x5 inches (10 cm x 12,5 cm) et l’appareil Graflex ; grain ; flou de bougé ; cadrages paraissant (paraissant seulement) trop « spontanés » et donc loin de l’orthodoxie du jour ; images de sujets parfois à première vue insignifiants. Cependant White se ravise très vite, considère l’adéquation contenu / forme du projet de Frank, la nouveauté du regard en adéquation avec la génération montante, et ne se laisse pas dériver au vu du contenu réaliste/critique de l’Amérique de l’époque, un contenu critique qui fera couler beaucoup d’encre sur « l’anti-Américanisme » de leur auteur (4). White conseille donc la lecture du travail de Frank dans le numéro suivant d’Aperture. Avec la contestation montante des années 1960s puis 1970s, le développement de l’enseignement universitaire de la photographie, le livre devient rapidement un best-seller et une référence incontournable de la photographie contemporaine et de l’édition photographique.

"Delpire publie « Les Américains ». Les critiques sont mauvaises. Sinistre, ce livre, pervers, antiaméricain. Je ne suis pas blessé, plutôt déçu mais heureux que le travail soit préservé. C’était ce que je pouvais espérer de mieux, que le livre sorte.".Robert Frank

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