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DERRIERE LA GARE SAINT LAZARE

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Cartier Bresson

1932

À une fraction de seconde près, le pied de l’homme pressé touchant le sol recouvert d’une fine pellicule d’eau de pluie, l’onde de l’impact aurait envahit l’image d’Henri Cartier Bresson. À une fraction de seconde près elle eut été illisible, gagnée par la perturbation cacophonique des cercles de l’épicentre de l’onde jusqu’aux bords de l’image.

La gare Saint Lazare, dans la grisaille d’un matin parisien ordinaire, pluvieux à ne pas mettre un pied dehors… Pluvieux ? Non, assurément, la pluie a passé car sinon la flaque polie comme un marbre clair serait grêlée d’impacts des gouttelettes tombant du ciel.

La surface réfléchissante de ce non-lieu qu’est l’arrière de la gare St Lazare, près du Pont de l’Europe cher à Gustave Caillebotte, coincée entre les grilles en fer forgé de la troisième République et quelques restes de construction abandonnés au sol est le théâtre des opérations du photographe. Là où nombre des vedettes de la photographie du Paris d’entre deux guerres que sont Boubat, Doisneau ou Izis, font de chaque anecdote croisée sur leur chemin ou mise en scène, moyennant finance, une fantaisie sentimentale agréable à l’œil, Bresson précipite sous le regard un raccourci vertigineux d’intelligence photographique qui ne peut naître que de l’union d’une connaissance très approfondie du monde des images et du désir animal de capter l’image du monde.

Bresson sent plus qu’il ne sait que l’instant d’après sera trop tard, il ne dispose d’aucun moteur, d’aucun système de saisie en rafale et n’a pas droit par conséquent à l’erreur, c’est maintenant où jamais, en quelque sorte. Geste d’anticipation magnifique : l’appui léger et ferme sur le déclencheur d’un appareil sans miroir, donc sans vibration inutile ni perte de temps entre le déclenchement et l’enregistrement sur la pellicule, donne la parole sans ambiguïté à l’intention du photographe et cela n’a rien du pifomètre, pour reprendre l’expression du maître modeste : c’est ce que l’histoire a nommé « l’instant décisif ».

 

Mais à trop entendre cette formule, cette dernière est souvent ramenée à la simple capacité du photographe à saisir l’anecdote au bon moment, celui-ci étant alors perçu comme un chasseur d’images dont la revue du même nom a popularisé l’image chez monsieur tout-le-monde. Cette tentative d’analyse tente de rappeler que l’instant décisif selon Bresson est bien autre chose.

L’arrière d’une gare, qui n’est pas un sujet remarquable à priori, constitue le théâtre lumineux d’une scène ordinaire, magnifiée par la réflexion d’une immense flaque d’eau sans laquelle la magie de l’image n’opérerait pas. À l’arrière plan, étagée dans une gamme de gris brumeux et semblables aux montagnes d’une estampe, les toits de la gare Saint-Lazare, au moins aussi célèbre pour son rôle dans la ville que dans la peinture. Les toits, par la légèreté de leur appui triangulaire dans l’image, coiffent en quelque sorte l’ensemble de l’image, maîtrisant toute possibilité de fuite de notre regard et offrant un écho possible à la triangularité spectaculaire des jambes de l’homme pressé.  Une horloge, dont les aiguilles figurent au lointain un écho au jeu de jambes, indique semble t-il midi et vingt minutes. Sans doute était-il temps pour lui d’allonger le pas : était-ce un raccourci pour contourner les grilles imposantes de la gare et se rendre plus vite sur un quai, était-ce juste un passant ?

Se détachant en fort contraste devant cette grisaille rêveuse de l’arrière plan, une grille en fer forgé à l’allure très institutionnelle qui constitue une quasi ligne droite dans l’image bien qu’elle accuse en réalité un angle droit dans la réalité du site. L’angle de prise de vue choisi par Henri Cartier Bresson crée donc cette ambiguïté spatiale vite détrompée par le reflet au sol qui révèle bel et bien l’organisation angulaire distinguant la palissade de la grille. Des affiches collées avec soin sur la palissade dupliquent le nom vraisemblable d’un cirque et la silhouette très graphique d’une danseuse qui lui fait écho. À  y regarder de plus près, les affiches sont incomplètes sur leur côté gauche semblant déchiré et il manque une partie du nom. Il s’agit en définitive d’un pianiste russe interprète de Chopin de passage à Paris en 1932 : Alexandre Brailowsky.

 

Se tenant à droite de ces images, longeant les grilles, une silhouette masculine probablement ouvrière, immobile, les mains enfoncées dans les poches reste à proximité d’une brouette de chantier. Sur le point d’articulation entre palissade et grille, un monticule de pierres grossièrement taillées, destinées au remblai ou à l’édification d’un mur, marque le début de la zone de réflexion. Tout ce qui se situe en-dessous de ce point névralgique, agit comme une clef de voûte entre le monde réel et son reflet. Là, nous voyons alors l’image détaillée de la brouette comme les contours plus définis de l’ouvrier et ceux incisifs de la grille ou encore la découpe géométrique de la palissade qui nous échappe dans la partie non inversée de la réalité perçue. Cartier Bresson dispose dispose d'une confortable profondeur de champ en optant pour un diaphragme sans doute relativement fermé, ce qui, étant donné l'éclairement limité de la scène, implique nécessairement de travailler à une vitesse faible. C'est ce qui occasionne le flou du personnage en plein mouvement. Ce flou n'est pas dû à une erreur de mise au point, il n'est que le résultat là encore d'un choix : celui de la lisibilité des plans, de façon nette et détaillée. Ainsi, nous pouvons à loisir apprécier le détail des cerclages métalliques comme celui des grilles ou des affiches. En revanche, l'enveloppe corporelle de l'homme pressé est nimbée d'un flou qui va bien à sa silhouette sombre et uniforme. Une image comme celle-là est difficile à tirer, même avec un bon négatif, bien exposé. Sans le travail sous l'agrandisseur qui consiste à vérifier l'équilibre des blancs et des noirs, à étager avec douceur ou fermeté les gris intermédiaires, nous ferions face à une toute autre image. Henri Cartier Bresson a pris ce cliché en 1932, mais ne l'a découvert sur ses bobines de film développées qu'en 1946, quatorze ans plus tard...

La surface luisante devient métaphoriquement piste de danse ou de cirque, pour faire écho à l’image de la figurine sur l’affiche. Nous assistons au spectacle de l’élan suspendu d’un trapéziste, au point maximal d’équilibre de l’écuyère entre tension et relâchement, figure circulaire dans les airs, moment de voltige improbable et de grâce suspendue. Tous les éléments dont la banale réalité pourrait n’être qu’opaque et quelconque, cerclages  métalliques, échelle de fortune mal clouée, poutres abandonnées au pourrissement sur un chantier détrempé, figurent d’un coup un imaginaire dont l’étendue semble sans limite : tremplin, balançoires, cordes à sauter, trapèze… Même les grilles délimitant le périmètre de la gare évoquent à ce jeu des métaphores une possible cage aux fauves.

 

Cartier Bresson connaît la peinture, la célèbre vue de Gustave Caillebotte depuis le même pont comme les versions de la Gare Saint Lazare par Claude Monet, il sait donc qu’en prenant ce cliché, il fait également écho à une certaine histoire de l’art et même si cela n’est pas son intention de se poser en artiste, il joue avec cette connaissance et cette culture commune des lieux. Cartier Bresson pratique la peinture et son œil ne se satisfait pas de ce qu’il voit, il crée du visible à un degré maximal de tension, anticipant l’angle de vue, faisant entrer en résonnance des choses qui échappent à l’œil mollasson du photographe qui attend que quelque chose se passe pour prendre une photo. Bresson n’attend rien, il sent, se dirige, ajuste, s’adapte, se déplace, respire ou ne respire pas, guette sans en avoir l’air, agit avant que l’on ait pensé qu’une image était possible. Nous sommes loin du fantasme ordinaire de la simple captation du réel. C’est la conjonction du réel observé avec tact avec la connaissance intime de l’image et des arrangements géométriques qui l’ordonnent qui rend possible une image, tout le reste ne relèverait que d’un qu’opportunisme de voyeur ordinaire.

L’instant décisif de cette photographie ne se résume donc évidemment pas à l’équilibre maintenu en suspension dans les airs de ce marcheur pressé : il opère dans la captation intégrale d’une somme de choses qui prennent leur sens à cet instant précis et forment l’image, cette image, pas n’importe quelle image de ce marcheur-sauteur d’une matinée humide. La lisibilité de ces affiches de cirque qui éclairent l’élégance du geste de l’homme-silhouette, la fixité dialectique de cet ouvrier au fond, la disposition providentielle de ces restes au sol formant des figures géométriques et métaphoriques essentielles, la pureté de cette surface calme comme une mer d’huile et la direction de l’homme qui précipite tranquillement la vision sur la limite de l’image, sont perçues simultanément dans la fraction de temps que déterminent les lois de la gravité. Pour Henri Cartier Bresson, le hors cadre n’est pas roi, il n’induit pas grand chose, il n’existe quasiment pas, car l’image est un monde autonome, non pas arrachée au reste du visible mais construite comme si le visible était l’image et que le reste importait peu.

L’échelle de bois abandonnée a servi de tremplin à l’homme qui allonge le pas pour éviter les conséquences de la flaque d’eau, son pas précédent a fait vibrer l’échelle et occasionné quelques perturbations de l’onde, le son se fait presque entendre… A-t-il failli tomber à cause de ce barreau oblique, à demi rongé ? Va t-il glisser en retombant sur le sol ? Quelque chose de fondamentalement humain habite cette image d’un homme dont la tentative d’échapper aux effets de la pluie est vouée à l’échec. Mieux, il lui aurait suffit de marcher pour éviter le pire, la profondeur de cette flaque semblant somme toute limitée. Mais il court, il saute, créant par son geste une tension presque comique. Où sont ses bras ? Presque invisibles autour de son buste, ils apparaissent en raccourcis dans le reflet, rendant sa silhouette un peu abstraite, comme sur une affiche de Jacques Tati et sa silhouette de Hulot, la sienne donc, plus élancée que celle de l’homme d’Henri Cartier Bresson, mais tout comme elle : profondément humaine.

 

Cercles concentriques, arcs de cercles, ellipses, lignes brisées, obliques, perpendiculaires, tout ce vocabulaire de la ligne qui agit comme un monde pictural abstrait au sol et par le jeu du reflet, engage une lecture hautement plastique et dynamique de l’image, refusant de hiérarchiser les éléments entrant dans la composition du tout. Ces signes et figures paraissent empruntées au répertoire de formes des avants gardes picturales des vingt premières années du siècle et cela même si le rapport au réel chez Cartier Bresson n’a jamais totalement cédé le pas à la tentation puriste de l’abstraction. Le rapport à la géométrie existant par ailleurs largement dans les compositions classiques de l’histoire de l’art auxquelles le photographe peut implicitement faire référence par imprégnation culturelle.

Certes, il a été dit que les préoccupations géométriques dans la composition photographique selon Cartier Bresson, prennent volontiers appui sur des règles héritées de l’usage du nombre d’or et des rectangles harmoniques. Faudrait-il imaginer pour autant le photographe avec une grille de vision préalable à tout exercice de captation du réel ? Probablement pas, mais il est vrai qu’il ne serait pas plus raisonnable d’envisager un seul instant qu’il puisse faire abstraction de ses connaissances en matière de composition harmonique. Il ne s’agit juste pas d’une simple recette applicable en tout lieu et toute circonstance.

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Cette photo est sans doute la plus célèbre de Cartier Bresson, considérée comme la photo du siècle par le magazine Time, il est intéressant de faire remarquer que  ce cliché a été pris en 1932, mais que Cartier-Bresson ne l'a découvert sur ses bobines de film développées qu'en 1946, soit quatorze ans plus tard...

Cartier Bresson était un adepte du cadrage définitif, le recadrage était courant dans les journaux et dans les magazines, où les contraintes de la mise en page l’emportaient sur le respect de l’œuvre originale, le cadrage définitif permettait donc de défendre et de préserver la vision du monde de l'auteur.

Il est amusant de noter que la photo la plus iconique de Cartier Bresson est une photo qui avait été recadrée, le photographe ne s'en est d'ailleurs jamais caché

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Il y avait une clôture de planches autour de quelques réparations derrière la gare Saint-Lazare et je regardais à travers l'espace avec mon appareil photo à l'œil. C'est ce que j'ai vu. L'espace entre les planches n'était pas assez large pour mon objectif, c'est pourquoi l'image est coupée à gauche." - HCB

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