LE PEINTRE DE LA TOUR EIFFEL
Marc Riboud
1953
La photo la plus célèbre de Marc Riboud, le peintre de la tour Eiffel, a été prise en 1953. Ce jour-là, il ne sait pas qu’en montant avec son Leica il marche dans les pas du dessinateur Henri Rivière, décorateur du cabaret du Chat noir et lui-même photographe.
On le surnomme «Marc le taciturne» : cinquième d’une famille nombreuse, il ne dit jamais rien et se contente d’observer. Mais lorsque son père s’achète un Leica, en 1936, il lui offre son vieux Vest Pocket Kodak. «Il avait sept enfants, mais c’est à moi qu’il l’a donné», se souvient Marc Riboud, encore ému par ce geste en apparence anodin et pourtant fondateur. Assorti d’une phrase, elle aussi fondatrice : «Si tu ne sais pas parler, tu sauras peut-être regarder.»
«Né avec un compas dans l’œil»
Il manque encore à Marc Riboud un mentor. Il va en trouver deux sur son chemin. Cartier-Bresson et Capa, les deux piliers de l’agence Magnum, créée en 1947. Il a rencontré Cartier-Bresson grâce à son frère Jean Riboud, qui, à son retour de déportation dans un sanatorium de Combloux (Haute-Savoie), est tombé amoureux de Nicole Cartier-Bresson, la sœur d’Henri. Après avoir résisté dans le Vercors pendant la guerre, puis rempilé dans les chasseurs alpins à la Libération, Marc reste attaché à la montagne, où il peut cultiver son esprit d’indépendance. En 1952, il est à Tignes (Savoie) lorsque le barrage va noyer sous les eaux tout un village. Il photographie les maisons avant qu’elles ne soient dynamitées, l’église dont on a démonté la cloche, et les visages des vieux Savoyards, incrédules à l’idée de voir leur passé englouti. Les images sont à la fois fortes et simples. On y sent un regard soucieux de la composition et de la lumière, avec une touche d’humour. Un vrai reportage. «Henri m’a dit : "Va le montrer à l’AFP." C’était parti.»
Le voici donc à Paris, où il flâne sans souci. Aux Halles, il fait des photos sur le vif. A la Bastille, il prend les banderoles des manifs : «A bas les cadences». Et s’arrête sur le parvis de Notre-Dame, où six statues font face à un groupe de religieuses encapuchonnées de noir, vues de dos. La photo est d’une symétrie parfaite. «Tu es né avec un compas dans l’œil», lance Cartier-Bresson au jeune photographe lyonnais. Ils ont quinze ans de différence, et des caractères opposés. Riboud marche à l’intuition, là où le second est tout en déduction. «Pour vivre avec lui tous les jours, il fallait de la sainteté, mais c’était passionnant de recevoir ses conseils», confie le photographe débutant (1).
Dans la panoplie du provincial à Paris, il manque malgré tout l’essentiel, la tour Eiffel. Armé du Leica de son père - «mon Leica est un bouclier contre les agressions», dit-il parfois -, Marc monte sur la tour un jour de printemps 1953. «J’ai grimpé à pied jusqu’au dernier étage, avec mon appareil, un objectif de 50 mm et un seul film de 36 poses. Arrivé à proximité du sommet, j’étais tellement timide que je n’ai même pas osé parler au groupe de peintres qui se déplaçaient sur les poutrelles. Je les ai donc photographiés un par un. L’un d’entre eux m’a offert un bout de saucisson que j’ai mangé avec lui sans échanger un seul mot.» Un Lyonnais ne refuse jamais de partager un bout de saucisson, même avec des inconnus… «Je faisais mes premiers pas dans la capitale et dans la photo, raconte Riboud. Henri m’avait converti à l’utilisation d’un ancien viseur qui permettait de renverser l’image. "Tu verras, pour cadrer, c’est extra", m’avait-il dit. Les maîtres de la Renaissance s’en servaient pour vérifier la composition de leurs toiles, en les regardant dans un miroir. Equipé de ce redresseur d’image et de mon seul film, lorsque je me suis retrouvé en haut de la tour qu’on était en train de repeindre, j’ai mis l’œil dans ce fameux viseur. Soudain, j’ai vu un peintre basculer la tête en bas et j’ai failli perdre l’équilibre. Cette première photo aurait bien pu être la dernière.»
«Sans filet»
Une fois le film développé, parmi les 36 poses apparues sur la planche-contact, un personnage suspendu à son pinceau s’est vite imposé par sa désinvolture à la Buster Keaton. «Il travaillait sans filet, ni même assuré par une corde», se rappelle Marc Riboud. Mégot aux lèvres, espadrilles aux pieds, cette image s’est imprimée dans les mémoires aussi sûrement que les multiples couches de peinture qui recouvrent la tour. C’est ici qu’intervient le second parrain qui a guidé les débuts de Riboud photographe. «Robert Capa m’a aidé à choisir la bonne photo sur la planche-contact, et l’a vendue au magazine américain Life, qui l’a reproduite en dernière page. Légendée Blitheful on the Eiffel, [«escapade sur la tour», ndlr],à la rubrique miscellany [«divers»], et sans mentionner le nom du photographe, dont c’est la première publication.»
Une photo inaugurale, en quelque sorte, comme l’ouverture d’un opéra. 1953, c’est aussi l’année où Riboud entre à Magnum, à l’invitation de Capa et de Cartier-Bresson. Tout Riboud est déjà dans cette image qui allie la grâce à la géométrie. La photo restera ensuite dans un tiroir, jusqu’à ce que la galeriste Agathe Gaillard (1) en fasse une carte postale, après avoir exposé Riboud en 1978. Deux photos du Lyonnais sortent alors du lot, la femme à la fleur, prise lors d’une marche pour la paix au Vietnam, à Washington en 1967, et le peintre de la tour. Ce sont aujourd’hui encore les images les plus emblématiques de son travail. L’ex-patron de l’AFP et ami de Riboud, Bertrand Eveno, rapproche d’ailleurs les deux photos : «La fleur de Washington, et la main légère du peintre de la tour Eiffel avec son visage d’Arlequin au chapeau relLes amateurs citeront cent autres photos, celles d’Istanbul et de Chine, dont la rue Dashalan à Pékin qui «est à elle seule une planche-contact»,souligne Eveno. Ou le Népalais coiffé d’une feuille pour s’abriter de la mousson, et l’œil grand ouvert du petit fabricant de revolvers pakistanais. Ou bien les sikhs en turban qui se perdent dans les droites et les obliques, les ombres et la lumière du Corbusier à Chandigarh. Images inoubliables d’Iran et d’Afghanistan, qui viennent d’être éditées en coffret (3). Sans oublier une nature morte, le Nu au chat, aussi mystérieuse que les Ménines de Vélasquez.evé» (2).
Planche contact du peintre de la tour Eiffel
"Réflexe, ligne de mire, pulsion…il faut un centième de seconde pour un coup d’œil, pour un déclic, mais ensuite des heures de patience pour choisir la bonne photo sur nos planches de contact".(Marc Riboud)
«La présence humaine»
Riboud croisera sur sa route de nombreux maîtres, comme l’y invitait Cartier-Bresson : «Tu dois lire Proust, tu dois aimer Bonnard.» Mais il ne sait pas qu’en prenant l’escalier en colimaçon de la tour Eiffel il marche sur les traces d’Henri Rivière. Celui-ci est décorateur du cabaret du Chat noir en 1889, l’année de l’inauguration de la tour de 300 mètres. Le chantier n’est pas terminé lorsqu’il décide d’y monter avec des amis. Rivière a pris un appareil photo, une chambre portative, le même modèle qu’utilise Degas. Il photographie ses camarades, en chapeau melon et redingote, et prend les ouvriers en train de casser la croûte. Ou au travail, comme ce cordiste suspendu dans le vide avec son pot de peinture accroché à la ceinture.
«Rivière n’effectue aucune retouche ni recadrage, il utilise son appareil en bois à soufflet, avec châssis et plaques de verre, comme un album de souvenirs et un carnet de croquis», souligne Marie Robert, conservatrice chargée de la collection de photographies au musée d’Orsay, en déballant des boîtes les beaux tirages aux tons chocolat qu’elle manipule en gants blancs. «A la différence de Louis-Emile Durandelle, un photographe du chantier, Rivière s’intéresse à la présence humaine, ajoute la conservatrice. Et il varie les vues en plongée ou en contre-plongée, qui dénotent une vraie recherche graphique.» Rivière vient de se mettre à la gravure sur bois à la japonaise. Deux ans plus tard, il publie les Trente-Six Vues de la tour Eiffel, et certaines lithographies reprennent le cadrage exact de ses photos au gélatino-bromure d’argent. Dont le peintre sur une corde à nœuds, au format 9×12, qui sera offert au musée par la famille Eiffel. Riboud, qui aura 90 ans cette année, ne se rappelle pas avoir jamais vu cette photo prémonitoire de la sienne. En plein japonisme, Rivière s’inscrit en revanche dans le sillage des Trente-Six Vues du Mont Fuji d’Hokusai, une série d’estampes publiées en 1831, dont on connaît surtout Derrière la grande vague à Kanagawa.
Grand tour d’Orient
Or, en 1955, Riboud part pour l’Orient. Il a suivi les conseils de Capa, l’envoyant à Londres «pour voir des filles et apprendre l’anglais». Mais son ami est mort en Indochine l’année précédente, et plus rien ne le retient en Europe. Il rachète la vieille Land Rover de George Rodger, un des autres mousquetaires de Magnum, et sans avoir lu Nerval ni Segalen il met le cap vers la Turquie, puis la Perse. Il passe un an à Calcutta. Sans commande, ni autre mission que les souvenirs très précis du voyage accompli par son père en Extrême-Orient au début du siècle. Cornaqué à distance par les lettres de Cartier-Bresson, qui l’a pris «sous son aile», il termine en 1958 son «grand tour» par le Japon, alors en pleine reconstruction.
La mode occidentale est partie à l’assaut des kimonos, tandis qu’une tour de télévision en forme de tour Eiffel monte dans le ciel de Tokyo. Un ouvrier pose le pied sur une poutrelle, il ne se tient que d’une seule main. Il est chaussé de jika-tabi, ces souliers souples typiquement japonais qui rappellent les espadrilles de Zazou, le peintre de la tour Eiffel. A deux différences près, le casque et les gants. Le clin d’œil est évident, et superbe. Mais aucune photo du mont Fuji dans sa valise japonaise. Sans s’en rendre compte, Marc Riboud vient pourtant de refermer un triangle imaginaire qui le relie à Hokusai et Rivière.
Il faudra donc désormais parler des Trente-Six Poses de la tour Eiffel, signées Riboud. Même si sur la planche-contact, le compte n’est pas toujours bon. Parmi «les épluchures», selon l’expression de Cartier-Bresson, on trouve parfois 40 clichés, car «à cette époque, il achetait du film au mètre, on rajoutait d’autres images sur la planche avant de développer», précise un de ses tireurs, Thomas Consani. Dans un autre cas, il manque une photo, celle du peintre funambule. «Parce que Marc l’avait découpée, pour la donner à Cornell Capa, le frère de Robert, qui est resté son grand ami jusqu’à sa mort, en 2008», confie sa femme, Catherine, qui a choisi cette photo pour la couverture de I comme Image (4). Elle figure également au dos de ses cartes de visite, transformées en preuves de contact.
(1) Agathe Gaillard vient de publier «Mémoires d’une galerie», éd. Gallimard. (2) «Paroles d’un taciturne, entretiens avec Bertrand Eveno», Delpire Editeur, 2012. (3) «Vers l’Orient», de Marc Riboud, Editions Xavier Barral, 2012. (4) «I comme Image», de Marc Riboud, éd. Les Trois Ourses-Gallimard Jeunesse, 2010. Lire également «Marc Riboud», de Quentin Bajac, édition du centre Pompidou, en librairie mercredi.