top of page

MIGRANT MOTHER

201307F03-KC-MigrantMother-Photo-Portrai

Dorothea Lang

1936

Le symbole de la crise économique

La dignité. C'est ce qu'inspire aux spectateurs, depuis huit décennies, le portrait de la "Mère migrante" - puisque la postérité a retenu ce nom poour désigner Florence Owens Thompson.

Prise en 1936 au bord d'une route californienne, la photographie montre cette femme de 32 ans entourée de chérubins – ses enfants –, tout près d'un camp accueillant quelque 2.500 travailleurs des champs plongés dans la misère. Son visage est aujourd'hui imprimé dans la conscience collective comme l'incarnation de la Grande Dépression qui a frappé les États-Unis après la crise de 1929.

Paradoxe : pendant plus de 30 ans, le public n'a presque rien su de Florence Owen Thompson. Lors de la publication du cliché, les seules informations disponibles sont celles fournies avec l'image par son auteure, la célèbre Dorothea Lange. À la demande de la Farm Security Administration (FSA), celle-ci documente les ravages de la crise économique dans tous le pays, ainsi que l'effort déployé par le gouvernement pour reloger les "migrants", ces fermiers qui voyagent en quête de travail. Une mission photographique herculéenne, au cours de laquelle elle décrit ses images de manière laconique. Ainsi la légende du cliché culte ne mentionne-t-elle pas le nom de son sujet : 

"Nipomo, Californie, 1936. Famille de fermiers, migrants. Sept enfants affamés. Mère âgée de 32 ans, père originaire de Californie. Indigents dans un camp de ramasseurs de poix, affamés à cause de la mauvaise récolte. Ces personnes viennent de vendre leur tente pour s'acheter à manger. Plus de 2.500 personnes dans ce camps vivent dans le dénuement.""

Dorothea Lange poursuit :

"Je ne lui ai pas demandé son nom ni son histoire. Elle m'a donné son âge, 32 ans. Elle a dit qu'ils vivaient en mangeant des légumes gelés des champs alentour, ou des oiseaux tués par les enfants. Elle venait juste de vendre les pneus de sa voiture pour s'acheter à manger. Elle était assise dans sa tente avec ses enfants autour d'elle, et elle a semblé comprendre que mon image pourrait l'aider, alors elle m'a aidée. C'était comme un échange de bons procédés." 

Peu après avoir réalisé ces portraits de Florence Owens Thompson, Dorothea Lange envoie les négatifs au "San Francisco News" et au siège de la FSA à Washington. Ils y sont réceptionnés par Roy Stryker, le très exigeant directeur de l'institution, tristement connu aujourd'hui pour avoir défiguré irrémédiablement des milliers de photos qu'il jugeaient ratées. Par chance, la série de clichés réalisée par Lange à Nipomo lui plaît. Le visage de la mère accablée lui inspirera même ce commentaire : 

"Elle porte en elle tout le malheur du monde, mais aussi la persévérance. De la retenue et un étrange courage. Vous pouvez voir ce que vous voulez à travers elle. Elle est immortelle."

Pour la talentueuse photographe, au moment de presser le déclencheur, Florence Owens Thompson ne représente probablement qu'une infortunée de plus, une goutte d'eau dans l'océan des indigents jetés sur les routes par le chômage.

Comment soupçonner que son portrait est voué à devenir incontournable dans l'iconographie américaine ? Bien plus tard, lors d'un entretien avec le magazine "Popular Photography", Dorothea Lange tentera de se remémorer les circonstances de cette séance photo si rapide, lors de laquelle elle a n'a échangé que quelques mots avec la future icône de l'Amérique.

"Je l'ai vue et je me suis approchée de cette mère affamée et désespérée, comme si j'étais attirée par un aimant. Je ne me souviens plus comment je lui ai expliqué ma présence ou mon appareil photo, mais je me rappelle qu'elle ne m'a posé aucune question. J'ai fait cinq photos, en me rapprochant de plus en plus.

 

15403875.jpg

Publié dans de nombreux journaux américains, le portrait de Florence Owens Thompson entre rapidement dans le panthéon de la photographie. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l'image que chacun connaît est une version... légèrement truquée. Dans le cliché original (ci-dessous), un doigt apparaît en bas à droite de l'image, que quelqu'un a décidé d'effacer lors de l'étape du développement. Preuve, s'il en était besoin, que la photographie n'a pas attendu l'informatiquepour s'adonner à la tentation de la retouche.

Qui était vraiment Florence Owens Thompson ? 

On peut avoir sa photo qui circule dans le monde entier et vivre dans l'anonymat le plus complet. Pendant 32 ans, c'est ce qui est arrivé à Florence Owens Thompson. Jusqu'à ce qu'un journaliste finisse par retrouver la mystérieuse icône dans la ville californienne de Modesto, en 1978, permettant aux Américains de mettre enfin un nom sur ce visage si familier. Et de découvrir son histoire, qui comporte quelques surprises.

Contrairement à ce que tout le monde semblait croire, le symbole de la crise économique américaine n'est pas une femme blanche. Elle est née en 1903 de parents cherokees, dans un territoire indien situé dans l'Oklahoma actuel. La vie de Florence Leona Christie – son nom de jeune fille – ressemble moins à un long fleuve tranquille qu'aux "Raisins de la colère", la fresque de Steinbeck sur la Grande Dépression. Avec son mari Cleo Owens, qu'elle a épousée adolescente, la jeune femme travaille dans les champs en Californie. En 1931, son époux meurt de la tuberculose ; elle a 28 ans et 6 enfants. 

 

 

Autre révélation. Contredisant le récit de la photographe Dorothea Lange, Florence Owens n'a jamais travaillé dans le camp de Nipomo. En mars 1936, lorsque les chemins des deux femmes se croisent, la mère de famille est en réalité au bord la route à cause... d'une panne de voiture. Son mari d'alors, Jim Hill, est allé chercher des pièces avec deux de ses fils pour effectuer les réparations. Et celle qui héritera du nom de "Migrant Mother" n'est pas à une migrante à proprement parler, puisque son installation en Californie remonte à de longues années. 

Sa vie rocambolesque amène Florence Owens à exercer tous les métiers, à loger dans tous les endroits – jusque sous un pont. Elle trouve en 1945 un point de chute à Modesto, où elle épousera plus tard un administrateur d'hôpital, George Thompson. Parallèlement à toutes les épreuves qu'elle a endurées dans l'ombre, elle a vu sa photo suivre sa propre trajectoire et accéder à la pleine lumière. Cette dichotomie la pousse en 1978 à tenir ces paroles sévères :

"Je n'ai jamais rien tiré de cette image. Je préférerais que Dorothea Lange ne l'ait jamais prise. Elle ne m'a pas demandé mon nom. Elle n'a pas dit qu'elle vendrait les clichés. Elle a dit qu'elle m'enverrait un tirage. Elle ne l'a jamais fait."

La photo prise par Lange au bord de l'autoroute 101 finira tout de même par lui profiter, un peu, tout au bout de sa vie. En 1983, Florence Owens Thompson est touchée par le cancer. Pour financer son hospitalisation, ses enfants – elle en a eu 10 en tout – lancent un appel aux dons en faveur de leur célèbre maman, et obtiennent 15.000 dollars. Mais les médecins ne pourront la sauver. Cette force de la nature s'éteint cette même année à la suite d'une crise cardiaque, à l'âge de 80 ans. 

Après sa disparition, les témoignages livrés par certaines de ses filles offrent un autre éclairage sur le rapport qu'entretenait Florence Owens Thompson avec son double de la photo. Elles esquissent le portrait d'une battante, incapable de se reconnaître dans cette image la présentant dans une posture affligée.

"Nous n'avons jamais eu beaucoup, mais elle a toujours fait en sorte que nous ayons quelque chose. Parfois elle ne mangeait pas, mais elle s'assurait que nous, ses enfants, mangions.""C'était une femme très forte. Elle avait l'âme d'un chef. Je pense que c'est l'une des raisons pour lesquelles elle n'aimait pas cette photo – parce qu'elle ne la présentait pas sous son vrai jour."

15406676.jpg
bottom of page